Monday, October 20, 2014

MNESIUM - Français

MNESIUM

Le nombre d'étoiles visibles dans le ciel en ce début d'après–midi semblait avoir encore augmenté. Ils avaient expliqué au journal de la mi-journée que c'étaient des supernovæ, des explosions d'étoiles en fin de vie. C'était un phénomène d'autant plus inattendu qu'on avait toujours cru qu'il ne s'en produisait dans notre galaxie qu'une petite poignée par siècle.
Quoi qu'il en fût, le Docteur Vanderglück était pressé. Sa main gantée de cuir quitta le volant de son Audi pour actionner le klaxon. Juste un petit coup bref, pour ne pas avoir l'air trop agressif. Le type qui se tenait à l'endroit où il comptait faire son créneau était perdu dans sa contemplation des étoiles. Il lui lança tout de même un regard instinctivement hostile, mais se résolut à lui laisser la place sans faire d'histoires. Vanderglück aurait préféré ne pas avoir à se garer dans ce quartier HLM. Malheureusement, l'urgence de la situation ne lui laissait pas vraiment le choix.
Il s'extirpa de la voiture. Son petit corps voûté, coincé dans un costume étriqué, offrait un contraste ridicule avec le puissant véhicule noir qu'il possédait. A distance, un groupe de jeunes garçons, qui ne devaient pas être âgés de plus de dix ans, s'amusait en criant à tue–tête autour d'un abri–bus défoncé, au milieu des éclats de verre. Il repoussa de l'index ses lunettes vers le haut du nez, puis se dirigea d'un pas mal assuré à travers les parkings vers la tour que son GPS lui avait indiquée. Comment Damien et Sofia faisaient–ils pour supporter de vivre dans un endroit pareil ?
En passant près de l'abri–bus, il s’aperçut que ce qui amusait les garçons, c'étaient des sortes d'arcs électrostatiques qui se produisaient entre le sol et les semelles de leurs chaussures à chaque fois qu'ils sautaient. Un jour normal, il se serait arrêté pour observer ce phénomène incongru. Mais aujourd'hui, il n'avait vraiment pas le temps. Il pressa le pas.
Un peu plus loin, il y avait un groupe de badauds, réunis autour d'un arbre. Ils étaient plongés dans des discussions animées. Certains pointaient leur doigt en direction des branches. Le Docteur y dirigea son regard et, à sa grande surprise, découvrit que des feuilles nouvelles étaient apparues sur des ramures qui, depuis plusieurs mois, étaient restées nues. En s'approchant, il constata qu'il y avait des fleurs, et même que certaines feuilles avaient jauni, alors que d'autres tombaient déjà des branches. Il resta malgré lui à observer cette curiosité en caressant machinalement le bord de sa moustache.
La sonnerie de son téléphone retentit. C'était un vieux camarade du club d'astronomie.
– Dis–donc, tu as vu ça ? lança son ami.
– Tu veux parler des arbres ?
– Quoi ? Qu'est–ce qu'il y a avec les arbres ?
Vanderglück était trop pressé pour se lancer dans une discussion sur le sujet.
– Ne t'inquiète pas, tu le sauras bien assez tôt. Qu'est–ce que tu avais à me dire ?
– Tu n'es au courant de rien ? On n'entend parler que de ça sur le réseau depuis quelques heures. Tous les astres sont devenus complètement fous. La lune ne nous présente plus exactement la même face, la ceinture d’astéroïdes se désagrège, les orbites de Pluton et d’Uranus sont complètement perturbées, les pulsars et les étoiles à neutrons s’affolent, les galaxies se mettent à tourner à vue d’œil, et les quasars clignotent comme des guirlandes de Noël.
Le Docteur leva la tête vers le ciel. Les nuages avaient accéléré leur mouvement, comme dans une prise de vue accélérée, et formaient même des tourbillons de courants ascendants et descendants. Mais quand bien même la fin du monde devrait avoir lieu ce jour–là, il ne pouvait pas laisser Damien dans l'état où il était.
– D'accord, Jacques, merci. Tu devrais aller voir ce qui se passe dehors, tu n'en seras pas moins surpris, dit–il avant de clore la communication.
Il reprit le chemin de  l'immeuble où résidait son patient. Les murs étaient sales et couverts de graffitis. Par chance, tout le monde se concentrait sur les bizarreries qui étaient en train de se produire, et personne ne le remarquait. La porte d'entrée avait dû prendre des coups, car sa vitre était largement fendue. Une forte odeur d'urine émanait du côté des boîtes aux lettres. Certaines étaient défoncées. L'une d'elles était taguée d'une croix gammée, d'autres d'insultes.
Le Docteur perçut cette moiteur caractéristique sous ses aisselles et fut parcouru d'une vague de chaleur. Quelque chose dans son esprit lui hurlait silencieusement de s'en aller. Mais Damien comptait trop pour lui. Il était devenu le symbole de la réussite de sa carrière psychiatrique, et même, depuis le décès de sa femme, sa seule raison d'être. Son cas était celui qui allait définitivement le faire passer à la postérité. Il était le seul patient à avoir jamais guéri du syndrome de Vanderglück, un trouble rare du spectre autistique qu'il avait identifié lui–même.
Un flash de lumière se produisit juste à l'extérieur du bâtiment, et un vacarme assourdissant le fit sursauter. Probablement la foudre qui venait de s'abattre sur un arbre. Il prit une longue inspiration et se dirigea vers l'ascenseur. En ouvrant la porte, une forte puanteur le frappa et il eut un mouvement de recul instinctif. Une flaque de vomi gisait par terre. Il se résigna à prendre l'escalier.
En montant, un groupe d'enfants qui descendaient quatre à quatre le bouscula sans ménagement.  Sur le palier du deuxième, un type gisait inconscient. Probablement un toxicomane. L'ascension lui donnait de plus en plus chaud. Il déboutonna le haut de sa chemise. A l'étage suivant, un cri de femme retentit, venant d'un appartement voisin. Le Docteur se figea, ne sachant comment réagir. Il saisit le verre de ses lunettes entre son pouce et son index, comme pour les remettre en place, dans un geste qui n'avait pour seule fonction que de le rassurer, puis décida de reprendre son ascension en ignorant ce qu'il venait d'entendre.
Cinquième étage. Enfin. Ses vêtements étaient remplis d'une chaleur humide. Il poussa la porte du couloir d'une main tremblante. Le son d'un piano s'y faisait entendre. Il reconnut immédiatement le style de Sofia, la femme de Damien, qui avait autrefois été sujette au syndrome autistique d'Asperger. Comme à son habitude, elle jouait surtout dans les aigus pur créer des mélodies qui rappelaient la tombée et le ruissellement de la pluie et produisaient une musique méditative, mélancolique mais incroyablement belle. Hypnotique, même. En quelques secondes, elle avait fait disparaître ses tremblements, ses chaleurs et même ses angoisses. Il se dirigeait d'un pas léger vers leur appartement, se laissant guider par la musique.
Arrivé devant la porte, il s'arrêta. Pour rien au monde il n'aurait voulu interrompre le charme. Il colla son oreille sur le panneau et ferma les yeux. C'était comme s'il avait quitté la réalité de cette tour HLM pour reposer dans un jardin enchanté. Combien de temps resta-t-il là ? Il aurait été incapable de le dire.
Mais pour son malheur le bâtiment tout entier se mit soudain à trembler violemment. Il dut se cramponner à la porte pour ne pas tomber. La musique s'arrêta. L'envoûtement était brisé.
Finalement, les secousses se calmèrent. Il se releva, tant bien que mal. Les néons des plafonniers clignotaient, chacun à son rythme, éclairant aléatoirement les différents parties du couloir. Il réarrangea néanmoins ses vêtements, passa ses doigts dans les cheveux, puis actionna la sonnette de l'appartement.
Au bout de quelques instants, Sofia lui ouvrit la porte.
– Bonjour, Docteur.
Elle était resplendissante, mais son visage restait inexpressif. Ses muscles faciaux étaient complètement détendus, ce qui la rendait gracieuse et lui donnait naturellement un air de noblesse sans supériorité.
– Bonjour, Sofia, dit–il.
– Entrez, si vous le voulez, répondit–elle.
Comme à son habitude, elle évitait soigneusement tout contact oculaire. C'était la première fois qu'il les visitait chez eux, et pour cause. Mais en cet instant, il regretta de ne pas être venu plus tôt. Un parfum de bois de Santal flottait dans l'appartement. A la suite de Sofia, il se fraya un chemin dans le salon entre les plantes exotiques. Il passa sa main sur le piano, qui trônait au milieu de la pièce. Le sol était constitué d'une grande mosaïque multicolore présentant une structure fractale. La foudre tomba à grand fracas sur le toit de l'immeuble voisin et illumina brièvement la salle. Son regard se perdit dans les millions de petites taches de peinture qui recouvraient les murs. Elles se conjuguaient dans l’œil pour former des paysages fantastiques à moitié abstraits. Sofia attendait qu'il engageât la conversation.
– Comment va Damien ? demanda–t–il.
– Il va très mal, Docteur. Il s'est isolé dans sa chambre. J'essaie de le calmer, mais je crois que ma musique ne fait plus d'effet sur lui. C'est comme s'il était revenu dix ans en arrière.
– Puis–je entrer dans sa chambre ?
– Je crois que vous allez devoir le lui demander, à lui.
Vanderglück s'approcha de la porte.
– Damien ?
Il attendit quelques instants. Pas de réponse.
– Damien, tu es là ?
Rien.
– Damien, je vais entrer, d'accord ?
Le Docteur poussa doucement la porte. Il régnait dans la chambre une odeur de sueur assez nauséabonde. Les meubles avaient été renversés, les papiers–peints déchirés, les objets fracassés au sol. Son patient se trouvait au milieu de la pièce, dans des vêtements sales, les cheveux ébouriffés, balançant son buste d'avant en arrière en passant d'un pied sur l'autre. Ses mains, qu'il tenait jointes devant son visage, faisaient des mouvements étranges. Toutes les ampoules présentes dans la pièce s'illuminèrent de concert dans un flash soudain, et la chambre fut jetée dans la pénombre. Damien s'immobilisa.
– Ce n'est pas vraiment de moi dont vous vous inquiétez, Docteur. Ce qui vous a vraiment amené ici, ce n'est pas tant le souci de me voir en bonne forme que celui de votre réputation et de ce que la postérité retiendra de vous. N'est–ce pas ?
Vanderglück lançait des éclairs du regard, mais heureusement son patient ne le regardait jamais. C'était la première fois qu'il s'adressait à lui de manière aussi agressive. Il aurait voulu pouvoir dire quelque chose, mais il ne ressentait que de la colère, et il savait parfaitement que dans ces conditions, il se devait de rester muet jusqu'à ce que son irritation soit passée. Sinon, il risquait le pire.
– Maintenez votre calme, Docteur. J'ai besoin de votre présence et de votre calme pour me stabiliser. Mais On a aussi besoin que vous ayez une compréhension véritable de ce qui est en train de se produire dans cette chambre en cet instant.
Vanderglück prit une grande inspiration puis expira lentement, comme il avait appris à le faire pour calmer ses émotions. Il se sentit d'attaque pour reprendre son rôle de thérapeute.
– Que ressentez–vous, Damien ?
– Grâce à votre présence, Docteur, je me sens beaucoup mieux. Quelque chose à l'intérieur disloque mes souvenirs, mes pensées, mes émotions. On les déchire comme du papier pour les réduire en poussière, On démantèle systématiquement ce qui fait de moi l'individu « normal » que vous m'avez entraîné à être. C'est comme si j'étais en train de mourir d'une lente désintégration. Mais votre simple présence m'aide à contrôler cette angoisse terrible.
– Mais voyons, Damien, qui est ce « On » dont vous parlez ?
– C'est le syndrome auquel vous avez donné votre nom, Docteur. Au fil des années, j'ai appris à oublier que j'ai toujours travaillé pour lui. Mais ma véritable nature est sur le point de reprendre le dessus. Et maintenant que vous êtes là, je suis prêt à assumer la fonction pour laquelle j'ai établi la communication avec vous et vos semblables. Si vous voulez bien, nous allons maintenant nous rendre sur le toit. Sofia ?
Damien offra sa main ouverte à sa femme. Elle la saisit sans hésiter. Le bâtiment se remit à trembler violemment. Cette fois, les murs se lézardaient, les fragments qui composaient les mosaïques du sol giclaient de leur support et des parties du plafond s'effondraient. Damien attrapa Vanderglück par le col, puis appliqua une puissante poussée sur son cou.
Lorsque le psychiatre releva la tête, quelques fractions de seconde plus tard, ils étaient tous les trois sur le toit de l'immeuble. Agenouillé au sol, il ressentait le contact froid de l'eau de pluie sur ses jambes. Il leva les yeux vers Damien, qui lévitait à environ deux mètres du sol, assis en lotus. Avait–il complètement perdu la raison ? Des panaches de fumée s'élevaient d'un peu partout dans la ville. Une voiture, emportée par l'une des nombreuses tornades qui parcouraient les rues assombries, alla s'encastrer sur un balcon de la tour d'en face. Vanderglück reconnut avec consternation sa belle Audi.
La scène prit une tournure encore plus irréelle lorsque la couleur du ciel commença à tirer sur un violet qui s'assombrissait à vue d’œil, et que les yeux de Damien se mirent à luire d'une lumière jaune. Sofia se tenait assise non loin de là, les yeux fermés, comme si de rien n'était.
– Merci à tous les deux d'être là, dit Damien. Votre présence me sera indispensable pour stabiliser mon émission. Je vous en remercie dores et déjà au nom du Collectif.
Le soleil semblait s'être éloigné. Vanderglück ne parvenait plus à voir dans la pénombre que grâce à la lumière sans cesse changeante des éclairs qui apparaissaient les uns après les autres dans toutes les directions. Sofia était elle aussi suspendue dans les airs, en posture du lotus. Une puissante vibration qui saisit ses sensations comme un aimant mit ses entrailles sens dessus dessous.
– Tiens bon, ce ne sera pas long, entendit–il résonner dans sa tête.
Ensuite, l'émission commença :
– Ceci est un message télépathique planétaire. N'ayez pas peur, tout est sous contrôle. On est une entité collective, le résultat de l'interconnexion d'un grand nombre de consciences. Jusqu'à présent, vous avez considéré notre Collectif comme un simple ensemble de personnes atteintes d'un trouble autistique. Mais si On n'a pas pris la peine de communiquer avec vous, c'est parce qu'On perçoit la réalité d'une manière très différente, et qu'On n'a aucune envie de participer à celle que vous vous êtes construite.
Le balai des éclairs avait cessé. Le firmament tout entier était mû d'un tournoiement exorbitant, comme si la Terre était une toupie géante. Le soleil et la lune faisaient un tour complet du ciel en quelques secondes. Dans l'incapacité de contrôler son étourdissement, le psychiatre vomit sur le toit de l'immeuble tout ce qu'il avait dans l'estomac.
– Chaque individu qui ait jamais fait partie du Collectif lui a transmis tout le contenu de son expérience, jusqu'à sa mort, et On a stocké la somme de toutes ces informations depuis la nuit des temps. Il y a très longtemps, le Collectif était le creuset de l'ensemble de l'humanité. C'était un âge où l'harmonie régnait entre les êtres humains, car chacun avait un accès direct à l'expérience de tous les autres. Au fil des millénaires, les inévitables dissidents ont grandi en nombre, jusqu'à atteindre le point critique au–delà duquel la majorité des individus, celle qui demeure toujours influençable, a basculé de leur côté. Ils ont tous fini par oublier l'existence même du Collectif.
Le vomissement semblait l'avoir purgé. Vanderglück se sentait beaucoup mieux. Il s'était mis à léviter, lui aussi.  Les vibrations étaient toujours aussi puissantes, mais son corps était maintenant en phase avec elles. Le calme qu'il ressentait à l'intérieur grâce à la voix de Damien contrastait avec les visions apocalyptiques que le monde extérieur lui offrait.
– Ces dissidents n'agissaient plus en prenant en considération l'ensemble de leur semblables, mais seulement en fonction de leurs intérêts propres apparents. Ils recherchaient leur plaisir personnel, sans se soucier des conséquences que ce qu'ils faisaient pour l'obtenir pouvaient avoir pour leurs congénères. Ils ont perdu de vue qu'en croyant servir leur intérêt propre au mépris de celui de leurs congénères, ils agissaient à terme contre eux–mêmes. Ils en sont finalement venus à carrément ériger l'égocentrisme en valeur suprême.
Le cosmos semblait se distordre dans tous les sens. Toutes sortes d’étoiles, de planétoïdes, de galaxies et de nuages intersidéraux s'approchaient puis s'éloignaient dans des  mouvements vertigineux.
– Mais On a beaucoup progressé au cours des derniers millénaires, et On est maintenant en mesure de mettre en place cette révolution. Vous êtes tous sur le point d'être connectés au Collectif. Ceux qui le voudront pourront dorénavant en faire partie. Les autres seront redirigés vers une réalité séparée qu'ils construiront à leur guise, et On leur souhaitera bonne chance. Préparez–vous maintenant à être basculés vers l'assemblage de la réalité du Collectif.
L'espace tout entier se déforma, comme s'il se dilatait. Toutes les lignes s'écartelèrent à l'infini, dans toutes les directions, et semblèrent se figer dans cet état. Puis soudain elles convergèrent toutes en un seul point minuscule qui brilla fugacement au milieu de l'obscurité totale. L'instant d'après, tout était nouveau. Et le message tacite se répandit : « Bienvenue. »

2 comments:

  1. Je sais curieuse de voir quel est ce nouveau monde dans lequel on souhaite la bienvenue !
    On pourrait en imaginer un par personne pensante !

    ReplyDelete
  2. J'aime quand les histoires finissent sur une touche qui stimule l'imagination du lecteur.

    ReplyDelete